Un peuple
"civilisé" de force
La série documentaire Parole de guérison explore la profonde
blessure autochtone.Des
enfants de six ans, parfois cinq, arrachés à leurs parents. Ceux de La Romaine et de
Natashquan étaient mis sur un bateau. Ils pleuraient, ne savaient pas où on les amenait,
encore moins ce qui les attendait. Joseph Malec, sept ans à l'époque, le savait, lui,
que le but du voyage était le pensionnat. «On s'était sauvés dans le bois.» Sauf que
la Gendarmerie royale du Canada, dite la police montée, veillait au grain. «Elle est
venue nous rechercher.»
Ceci n'a rien de fictif. D'ailleurs, cette page de notre
histoire devrait normalement être connue de tous. Elle va de 1952-53 jusqu'au début des
années 70. Les autochtones du Québec, comme ceux des autres provinces, allaient
obligatoirement être scolarisés. «L'enfant sauvage ferait place à un adulte
civilisé.» D'où les pensionnats qui ont déchiré les familles et contribué, entre
autres avatars, à faire perdre aux autochtones leur langue et leur culture.
«Ils ont presque réussi», constate le cinéaste Denis
Boivin, qui vient de terminer une série de six documentaires sur le sujet. Ça s'appelle Parole
de guérison. À voir, à écouter les témoignages des survivants qui s'enchaînent
-chaque cassette dure 48 minutes-, on réalise l'ampleur du drame. En même temps, on ne
peut s'empêcher de se sentir mal à l'aise devant ce que M. Boivin décrit comme «un
portrait de notre racisme ordinaire». Ce qui explique peut-être notre tendance à
occulter les faits. Le cinéaste ne s'attend pas à ce que sa série soit présentée aux
Beaux Dimanches de Radio-Canada. Elle le sera au canal 58, par l'APTN, c'est-à-dire
Aboriginal Peoples Television Network.
L'HISTOIRE DEPUIS OKA
Les dommages furent néanmoins assez spectaculaires
pour que le gouvernement canadien se sente obligé d'intervenir. Il l'a fait dans la
foulée de la crise d'Oka, survenue à l'été 90. Brian Mulroney, alors premier ministre,
a mis sur pied l'année suivante une commission royale d'enquête chargée de faire la
lumière sur la situation des communautés autochtones dans l'ensemble du pays. Le
rapport, déposé en 1996, consacre un chapitre entier aux pensionnats. Outre la langue et
la culture, qui furent malmenées, il y est question des sévices infligés aux enfants.
C'est ce qui a amené, en janvier 98, la ministre des Affaires indiennes, Jane Stewart, à
présenter des excuses officielles. Par la même occasion, elle a accordé une somme de
350 millions $, destinée à créer la Fondation autochtone de guérison.
Jusqu'à maintenant, 90 000 personnes ont
participé aux activités de la Fondation, et 14 000 d'entre elles présentaient des
«besoins spéciaux». Violence et toxicomanie entrent ici en ligne de compte. Le premier
épisode de la série documentaire, par la voix de ses dirigeants, dont le vice-président
Richard Kistabish, informe dès le départ que toutes les attentes ne peuvent être
satisfaites. La Fondation n'accueille que les demandes formulées par des groupes. Souvent
cela se traduit par des séances de thérapie en petits cercles. Tout ce qui concerne la
langue et la culture se trouve exclu du mandat de la Fondation.
ABUS PHYSIQUES ET SEXUELS
Cela dit, les troubles psychologiques, consécutifs aux
séjours dans les pensionnats, occupent à eux seuls suffisamment d'énergie. Ce n'est pas
pour rien que «les écoles de la honte» (Schools of Shame) ont fait la une du magazine
Time (28 juillet 2003). Ce dossier met l'accent sur les abus physiques et sexuels, de
même que sur les plaintes et poursuites en justice qui ont suivi. L'approche de Denis
Boivin est différente. Plutôt que d'accuser, on vise à réparer, mais sans taire pour
autant ce qu'ont souffert «les grands brûlés de l'âme».
Le cinquième épisode présente le récit d'un homme et
d'une femme de Maniutenam, près de Sept-Îles. Ils fréquentent un centre de guérison.
«J'en suis une, survivante», dit Marie-Jeanne, qui a subi les assauts d'un curé,
lorsqu'elle avait 11 ans. «Tout a été détruit dans ma vie. Tout était noir, je me
sentais sale, coupable. La haine s'est installée en moi.» À 36 ans, elle a osé parler,
dévoiler ce qu'elle avait sur le coeur. «J'avais aussi un problème d'alcoolisme, mais
je ne savais pas pourquoi j'avais bu.»
Réal rompt, à son tour, le silence. «Je me rappelle de
ce frère, il était habillé de noir. Il me fit signe, me dit de m'asseoir sur ses
genoux. Il en a profité pour me taper sur les fesses. J'ai senti son pénis.» L'homme
fait une pause et reprend. «À qui penses-tu dans ces moments-là? C'est à ta mère que
tu penses. À l'époque, j'ai pensé que j'étais seul [...] On a détruit mon enfance»,
continue Réal, avant de révéler : «C'est seulement quand j'étais en prison ou drogué
que j'ai pu en parler.» Puis il ajoute: «J'ai failli tuer mon père.»
LA PART DES CHOSES
Tous les enfants qui furent placés dans l'un ou l'autre
des cinq ou six pensionnats québécois n'ont pas subi pareils traitements. «Ç'a été
plus massif dans l'Ouest», indique René Dussault, l'un des présidents de la Commission
royale d'enquête, qui situe entre 80 et 85 le nombre d'institutions réservées aux
autochtones. «On ne peut mettre toutes les communautés religieuses dans le même
panier», observe de son côté Denis Boivin. Ça vaut tant pour la pédophilie que les
punitions injustes, telles les «réprimandes pour des choses que tu es habituée de faire
à la maison». De la même façon, ce n'est pas tout le monde qui s'est acharné à
couper ces écoliers de leur culture.
Au fil des documentaires, passent quelques religieux. Le
père Breynat, un oblat, s'est insurgé contre ce qu'il qualifie d'émancipation. Il
voulait dire assimilation. Un autre curé, le père Alexis Juveneau, belge celui-là, a
vécu 40 ans à La Romaine, à l'est de Natashquan. Il parlait très bien innu. Denis
Boivin signale que l'exemple part de loin, soit l'arrivée de Marie Guyart, fondatrice des
Ursulines, en 1639. «Si elles se sont installées à Loretteville, c'est qu'elles ont
été en bonne entente avec les Hurons», note le cinéaste, à qui rien n'échappe de
cette tranche d'histoire. À l'hiver 1649-50, lors des massacres par les Iroquois, les
Hurons sont accueillis au couvent du Vieux-Québec. Les religieuses apprennent leur
langue. Quand Louis XIV veut les obliger, en 1665, à enseigner en français, Marie Guyart
tient tête. Elle veut conserver la langue des autochtones.
D'HIER À AUJOURD'HUI
Le même débat refait surface au XXe siècle avec l'ère des
pensionnats. En rendant la scolarité obligatoire, on a coupé toute une génération de
ses racines. Les témoignages sont unanimes. Il y a ceux de Philomène Michel McKenzie et
de ses enfants qui ont fréquenté le pensionnat d'Amos. Elle s'en veut de les avoir
laissés partir. «Je devais avoir six ans, selon mes souvenirs, quand je suis entrée au
pensionnat», dit une de ses filles, Noëlla. «J'y suis restée 10 ans. Je m'ennuyais et
je me demandais ce qui m'arrivait. Je me sentais comme une enfant abandonnée.» Georges,
son frère, se plaint que «ça parlait français et on nous interdisait en plus de parler
notre langue. C'est assez frustrant».
Où qu'on aille, en Abitibi ou sur la Côte-Nord, la
déchirure est la même. Les enfants, dont plusieurs vivaient encore sous la tente, en
forêt, quittaient pour 10 longs mois leur famille. Pas question de revenir à Noël, ni
à Pâques. Quand enfin ils retournaient chez eux, aux vacances d'été, ils avaient
l'impression d'être des étrangers. C'est ce que montre Parole de guérison en
permettant aux victimes de s'exprimer. Comme dit René Dussault, «c'est l'histoire de
l'autre côté de la lorgnette». Selon Denis Boivin, ça peut nous aider à comprendre ce
qui bouleverse encore aujourd'hui Kanesatake. |